EAA Edmund A. Aunger
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UNE PASSION POUR LA RECHERCHE

Edmund A. Aunger

 

Conférence inaugurale présentée au premier colloque étudiant dans le cadre de la

Réunion annuelle de l’Association francophone pour le savoir (ACFAS-Alberta)

Centre Saint-Jean, Faculté Saint-Jean, University of Alberta

Le 18 mars 2005


1. Introduction

Je vous remercie sincèrement de cette invitation à partager quelques réflexions sur la recherche, à l’occasion de ce premier colloque étudiant à la Faculté Saint-Jean.  C’est un premier colloque impressionnant : quatorze communications par nos meilleurs étudiantes et étudiants, venus de la Faculté Saint-Jean et d’autres universités de l’Ouest, des conférences influencées par des disciplines très diverses, dont la politique, la littérature, la religion, la technologie, la linguistique et la pédagogie, et puisant dans la diversité de nos vécus, dans nos identités, nos cultures, nos institutions, nos valeurs et nos espaces.  Je vous en félicite, vous les organisateurs et vous les participants.  Aujourd’hui, c’est une célébration de votre recherche et de votre contribution au savoir, et je me sens privilégié de pouvoir y assister.

 

Le thème principal de mon bref exposé se résume simplement —la recherche est une activité passionnante.  Et le thème complémentaire également — la recherche est une activité révolutionnaire.  Mon exposé n’aura rien de scientifique; il s’agit plutôt d’une réflexion personnelle, d’un témoignage particulier, et pour cela, je demande votre indulgence.

 

2. Une activité passionnante.

Pour aborder la dimension passionnante de la recherche, j’aimerais me pencher sur trois éléments : la curiosité, la découverte et la création.

 

a. La curiosité

Depuis ma plus jeune enfance, je suis affligé d’une belle maladie, la curiosité sans bornes, une grande envie de comprendre et de savoir.  C’est l’enfant émerveillé en moi, qui disparaît malheureusement avec les années, mais que je cherche toujours à nourrir.  Comment construire un mur en pierre ?  Comment connaître cette force spirituelle que l’on appelle Dieu ?  Comment expliquer la guerre et la paix, la haine et l’amour ?  Comment comprendre le fonctionnement d’un ordinateur ?  Comment bâtir une société riche, épanouie, équitable, juste ?  Comment comprendre cette création terrible et belle qui est notre monde ?  Dans sa Métaphysique, Aristote observait : « Le commencement de toutes les sciences, c’est l’étonnement de ce que les choses sont ce qu’elles sont. »  J’y ajouterais, « et l’imagination de concevoir ce que les choses pourraient devenir. »

 

Ma passion pour la recherche porte sur deux questions en particulier : la cohabitation des groupes linguistiques et la situation des minorités francophones, et elle remonte à un événement qui, bien que banal dans ses apparences, m’a marqué pour toujours.  Quand j’avais sept ans ma famille a déménagé à Moncton j’ai découvert, à mon grand étonnement, un peuple qui parlait une autre langue, le français.  Un jour, en rentrant de mon école, la Queen Elizabeth School, j’ai croisé deux jeunes d’une école voisine, l’École Beauséjour.  Puis, dans un acte de grande témérité, je leur ai posé une question que je pratiquais chez moi depuis plusieurs jours : « Parlez-vous français ? » Quand un des garçons m’a répondu « oui », j’ai été ébloui, et j’ai couru à toute vitesse chez moi pour raconter à ma mère cette grande expérience interculturelle.

 

Curiosité et enfance vont de paire et beaucoup de chercheurs peuvent identifier un moment déterminant qui a enflammé leur passion pour la recherche.  Quand Werner Israel avait neuf ans, son père lui a remis plusieurs volumes d’une encyclopédie, obtenus en échange d’un vieil habile.  En commençant sa lecture par la lettre A, le jeune Werner s’est rapidement heurté à l’Astronomie, et ce sujet a piqué sa curiosité à tout jamais.  Werner Israel, professeur d’astrophysique à la University of Alberta pendant quarante ans, spécialiste renommé des trous noirs et proche collaborateur de Stephen Hawkings, est devenu un des grands cosmologistes de notre époque.

 

b. La découverte

Si la curiosité nous motive, c’est la découverte qui nous comble.  Vous connaissez probablement le dicton anglais « Curiosity killed the cat », mais peut-être pas la rétorque « Satisfaction brought him back ».  Nous nous rappelons tous ces grands moments d’illumination quand, en étudiant les recherches des autres, nous avons découvert une nouvelle façon de comprendre le monde.  Cela m’est arrivé à plusieurs reprises dans la vie, surtout en lisant Les politiques d’Aristote, Le Federal Government de Kenneth Wheare, La structure des révolutions scientifiques de Thomas Kuhn, Le « Conservatism, Liberalism and Socialism in Canada » de Gad Horowitz, et la Democracy in Plural Societies de Arendt Lijphart.

 

Toutefois, la satisfaction est encore plus vive toutefois quand, en fouillant dans les archives, en analysant des textes, en menant des enquêtes, en traitant des données statistiques, nous découvrons par nous-mêmes une toute nouvelle vérité.  Ces moments sont inoubliables, même quand les découvertes semblent bien modestes.  Dans un article intitulé « The Mystery of the French-language Ordinances », publié dans le Canadian Journal of Law and Society, j’ai finalement résolu un casse-tête qui m’intriguait depuis longtemps.  De 1877 à 1905, les Territoires du Nord-Ouest, comprenant les futures provinces de l’Alberta et de la Saskatchewan, étaient, selon leur constitution, officiellement bilingues.  Pourtant, il n’y avait aucune évidence que le gouvernement y avait respecté ses obligations à l’égard de l’utilisation du français.  En 1998, j’ai réussi à documenter la publication en langue française de nombreux rapports, journaux et lois; le tirage de ces documents et les coûts de leur impression; et la raison de leurs destruction et disparition subséquentes.

 

Werner Israel, dans une entrevue accordée peu après sa retraite, a décrit à sa façon les hauts et les bas associés à la recherche : « When you have caught this bug, it is impossible to shake off.  There is a lot of hard slogging, many disappointments when the result of several weeks’ work goes into the wastebasket, and fights with seemingly uncomprehending colleagues who, however, sometimes turn out to be right.  But the moments of insight more than make up for all of that.  And if one happens to be lucky enough to stumble on a major discovery, well, I imagine that can only be compared to getting high on a mind altering drug, but without the downside. »

 

c. La création

Une fois la découverte faite, le travail de création commence : le résumé de ses trouvailles, la rédaction de son texte, la communication de ses recherches.  Je me souviens de ma jubilation quand, encore étudiant, je préparais ma première publication.  Après avoir été consommateur toute ma vie, je devenais enfin producteur pour la première fois.

 

Will Durant, le grand historien de la philosophie, disait que “toute science commence comme philosophie et se termine en art,” et je voulais que mon article sur les classes sociales et les communautés ethnoreligieuses en Irlande du Nord soit une petite œuvre d’art.  Hélas, nous voulons toujours la satisfaction de la publication, sans la souffrance de la rédaction.  Winston Churchill, leader renommé et auteur réussi, a décrit adroitement les passions contradictoires inhérentes à la production créatrice : « Writing a book is an adventure : it begins as an amusement, then it becomes a mistress, then a master, and finally a tyrant. »  Nous connaissons tous l’exaltation de ce premier amour, et puis la désolation de l’esclavage qui suit.

 

3. Une activité révolutionnaire

La recherche n’est pas seulement une activité passionnante, elle est révolutionnaire.  Elle est sceptique face aux idées reçues et elle conteste les principes établis.  Elle revendique une nouvelle certitude, mais répand une nouvelle apostasie.  Et la révolution de la pensée mène inéluctablement au renversement des institutions.  Sans aucun doute, « the pen is mightier than the sword. »  Et la chance voulait que ma première expérience de recherche et de publication m’en fournisse la preuve.

 

Au début de mes études de troisième cycle, j’ai embarqué dans un projet de recherche qui portait sur l’Irlande du Nord et le conflit interminable qui y oppose protestants britanniques et catholiques irlandais.  Il s’agissait, d’après les idées reçues, d’une lutte entre deux religions et deux nationalismes au sein d’une même classe sociale, les ouvriers catholiques s’élevant contre les ouvriers protestants.  Pourtant, dans mes recherches sur la stratification socioéconomique, j’ai découvert une situation très différente—une classe privilégiée de protestants qui dominait une classe défavorisée de catholiques.  Mon analyse, publiée dans une revue prestigieuse, la Economic and Social Review, a provoqué une crise politique et l’intervention du gouvernement.  John Whyte, dans son livre Interpreting Northern Ireland, raconte : « If I had to single out one item for its impact on policy it would be Edmund Aunger’s article in the Economic and Social Review for October 1975 on ‘Religion and Occupational Class in Northern Ireland’.  By demonstrating the extent of the economic gap between Protestant and Catholic, this article opened up an area which could not easily be ignored by policy-makers.” (p. 255)

 

Alors, je me suis décidé à faire carrière comme chercheur.

 

4. Conclusion

Aujourd’hui, dans le cadre de la réunion annuelles de l’Association francophone pour le savoir, nous fêtons votre curiosité, vos découverts, votre créativité, en somme, votre recherche.  Vous vous êtes engagés dans une activité passionnante et révolutionnaire.  Je vous en félicite.