CANADA
PROVINCE DE L’ALBERTA No.
040241291
ENTRE :
SA MAJESTÉ
- et -
GILLES CARON
RAPPORT SOMMAIRE DU TÉMOIGNAGE DU
PROFESSEUR EDMUND A.
AUNGER, PhD
Selon l’article 657.3 du Code criminel du Canada
1. Edmund A. Aunger, PhD réside à Edmonton en
Alberta. Il est présentement Special Advisor to the Vice-President (Research) à
Le domaine de compétence du Dr. Edmund Aunger,
PhD sur lequel il sera appelé à témoigner dans ce
procès : « Le domaine de compétence est la gouvernance linguistique,
y compris le droit linguistique, la politique de langues officielles et les
régimes linguistiques, et son impact sur la vitalité des minorités de langue
officielle. Il comprend, plus
particulièrement, la gouvernance linguistique au Canada, et surtout dans
l’Ouest canadien, et son impact sur la vitalité des minorités
francophones. »
La gouvernance linguistique : Il s’agit de la manière de régir les
questions linguistiques dans une société, c’est-à-dire « la manière de
gérer les aspirations, les droits et les contraintes touchant les minorités de
langue officielle au Canada, notamment les minorités francophones ainsi que
l’utilisation, la survie et l’épanouissement de leur langue ». (Gouvernance linguistique : Le Canada en
perspective, sous la direction de Jean-Pierre Wallot,
Presses de l’Université d’Ottawa, 2005, page couverture)
Les régimes linguistiques : Il s’agit des formes particulières de
gouvernance linguistique qui existent dans les États modernes.
2. Dans son témoignage,
Edmund A. Aunger décrira brièvement les dispositions
constitutionnelles adoptées par le Parlement canadien à partir de 1870 pour
garantir certains droits linguistiques dans l’Ouest canadien ; les
tentatives subséquentes des gouvernements des Territoires du Nord-Ouest et de
l’Alberta pour supprimer ces garanties ; et le non-respect systématique de
ces mêmes droits linguistiques par le gouvernement de l’Alberta. Il expliquera également l’impact sur la
minorité francophone de cette dérogation aux droits. Accompagnant ce sommaire sont deux
publications qui présentent un résumé plus détaillé de la suppression des
droits linguistiques, notamment : Premier article, sur le gouvernement des
Territoires du Nord-Ouest et sa politique linguistique : « Justifying the End of Official Bilingualism :
Canada’s North-West Assembly and the Dual-Language
Question, 1889-1892 », Canadian Journal of Political
Science 34(3), 2001, p. 451-486.
Deuxième article, sur les dispositions législatives en matière de langue
adoptées par le gouvernement de l’Alberta : « Legislating
Language Use in Alberta : A Century of Incidental Provisions for a Fundamental
Matter », Alberta Law Review
42(2), 2004, p. 463-497.
A. Droits linguistiques dans les Territoires du Nord-Ouest et en Alberta
3.
En 1869, au moment où le Canada préparait l’annexion
de
Ainsi, en 1852, quand le Conseil a adopté sa première
consolidation de lois révisées, il en a fait la promulgation en anglais et en
français. (« Lois passées par le Gouverneur et le Conseil d’Assiniboïa, le
13 juillet 1852 », reprinted in Edmund H.
Oliver, The Canadian North-West: Its
Early Development and Legislative Records, vol. 2, Ottawa, Government
Printing Bureau, 1915, p. 1325-1332)
Plus tard, en 1863, quand il a adopté une deuxième consolidation, il en
a encore fait la promulgation dans les deux langues. (« Lois passées par
le Gouverneur et le Conseil d’Assiniboïa, le 13 avril 1862 », reprinted in Edmund H. Oliver, The Canadian North-West: Its Early Development and Legislative Records, vol. 2, Ottawa, Government
Printing Bureau, 1915, p. 1332-1348)
Le bilinguisme judiciaire s’est régularisé à partir de
1849 quand le Conseil d’Assiniboïa, en réaction aux émeutes entraînées par
l’affaire Sayer, s’est résolu à utiliser le français
devant
4. Le 25
janvier 1870, une convention composée de 20 francophones et 20 anglophones élus
par les habitants du District d’Assiniboïa, s’est réunie pour établir les
conditions d’admission de
En avril 1870, le premier ministre du Canada John A.
Macdonald, accompagné de son principal lieutenant George-Étienne Cartier, a
négocié une entente avec trois délégués représentant la population de
L’article 23 de cette loi dispose que :
« Either the English or the French language may be used by any person in
the debates of the Houses of the Legislature, and both those languages shall be
used in the respective Records and Journals of those Houses; and either of
those languages may be used by any person, or in any Pleading or Process, in or
issuing from any Court of Canada established under the British North America
Act, 1867, or in or from all or any of the Courts of the Province. The Acts of the Legislature shall be printed
and published in both those languages. » (An
Act to amend and continue the Act 32 and 33 Victoria, chapter 3; and to
establish and provide for the Government of the Province of Manitoba, 1870, S.C. 1870, c.
3, s. 23)
Le 24
juin 1870, l’Assemblée législative d’Assiniboïa, au nom des habitants de
l’ancienne Terre de Rupert, a voté une résolution acceptant l’Acte du Manitoba et l’annexion au
Canada. (Sessional
Journal of the Legislative Assembly of Assinboia 1870,
Provincial Archives of Manitoba, File MG3 A1 15)
5. L’Acte du Manitoba a instauré une nouvelle
constitution politique dans
6. L’Acte des territoires du Nord-Ouest, 1875,
promulgué en 1876, prévoyait une administration séparée pour le Nord-Ouest,
caractérisée par un lieutenant-gouverneur distinct et une nouvelle
capitale. La première version de cet acte constitutionnel ne comprenait aucune disposition en matière de langues, mais le Parlement canadien, sur proposition de Marc
Girard, ancien premier ministre
du Manitoba et ancien conseiller
du Nord-Ouest, n’a pas tardé à légiférer pour remédier à cette lacune : « Either the English or the French
language may be used by any person in the debates of the said Council, and in
the proceedings before the Courts, and both those languages shall be used in
the records and journals of the said Council, and the ordinances of the said Council
shall be printed in both those languages. » (North-West
Territories Act, S.C. 1875, c. 49, as amended
by S.C. 1877, c. 7, s. 11)
Le Parlement canadien a modifié cette disposition en 1880
pour tenir compte de l’évolution des institutions législatives, et encore en
1891 pour permettre à l’Assemblée législative de réglementer ses
délibérations. En 1905, cette dernière version, maintenant l’article 110, est entrée en vigueur dans les nouvelles provinces de l’Alberta
et de
B. Tentatives de suppression des droits linguistiques
7. Le 28 octobre 1889, à
l’Assemblée législative des Territoires du Nord-Ouest, le député Hugh Cayley a
proposé une résolution demandant au Gouvernement du Canada de supprimer
l’article 110 de l’Acte des territoires
du Nord-Ouest. L’Assemblé l’a
adoptée le jour même par 17 contre 2. En
guise de justification, les députés prétendaient que les services en français
étaient trop dispendieux et peu nécessaires.
Toutefois, ils insistaient également sur l’importance de cette
suppression pour réaliser leur but avoué, la construction d’un pays composé
d’une seule langue, la langue anglaise, et d’une seule nationalité, la
nationalité britannique. Dans son journal, le Calgary Daily Herald, Cayley a affirmé « the absolute necessity of securing for the
English language in Canada that supremacy which British arms, British blood,
British courage, British ideas, British institutions may fairly claim, at the
close of this nineteenth century in a country over which the British flag has
waved for a century and a quarter. » (« The Commons Debate »,
8. Trois mois
plus tard, dans
9. Le 22 juin 1988, à
l’Assemblée législative de l’Alberta, le procureur général, James Horsman, a présenté le projet de loi 60 dans le but
d’annuler l’article 110 : « L’article 110 de
C. Non-respect des droits
linguistiques en Alberta
10. L’usage de la langue française dans les débats de l’Assemblée
législative. Depuis 1906, l’Assemblée
a rarement supporté l’usage du français et a même harcelé les députés qui
osaient s’exprimer dans cette langue. (Voir, à titre d’exemple, à l’Annexe C : Edmund A. Aunger, « Legislating Language Use in Alberta : A
Century of Incidental Provisions for a Fundamental Matter », Alberta Law
Review 42(2), 2004, pp. 471-472.) En 1987, quand
le député Léo Piquette s’est levé pour prononcer quelques mots en français, le
président de l’Assemblée a rétorqué, avec une ironie inconsciente :
« En anglais s’il vous plaît [....]
The Chair directs that the
questions will be in English or the member will forfeit his position. »
(Alberta, Legislative Assembly, Alberta Hansard, 32,
7 April 1987, p. 631) Piquette a contesté cette décision et, pour cela, le Standing Committee on Privileges and Elections, sur motion du vice-premier ministre,
David Russell, l’a sommé à s’excuser; il devait
« unconditionnally apologize to the
Assembly » (Alberta, Legislative Assembly, Standing Committee on
Privileges and Elections, Standing Orders and Printing, Minutes, 25 June 1987,
p. 212). Pour éviter
que cette situation ne se reproduise, l’Assemblée a modifié son règlement permanent
pour affirmer que « the working language of the
Assembly, its committees, and any official publications recording its
proceedings shall be in English. » (Alberta, Legislative
Assembly, Alberta
Hansard, 99, 27 November
1987, p. 2093) Toutefois,
11. L’usage de la langue française dans les procédures devant les cours de
justice. Comme à l’assemblée
législative, les tribunaux albertains, depuis 1905, ont habituellement refusé
l’usage du français dans leurs procédures.
Ce refus s’appuyait pendant longtemps sur la coutume et la législation,
dont, par exemple, les Rules of Court, qui ne reconnaissaient que
l’anglais comme la langue de plaidoyers et d’interrogatoires. Toutefois, l’article 4 de
12. L’emploi de la langue française pour la rédaction des procès-verbaux et
journaux. Les procès-verbaux de
l’assemblée législative ou Votes and Proceedings of the Legislative Assembly of the Province of Alberta sont rédigés
uniquement en anglais, et cela, depuis leur parution en 1906. Les Journals of the Legislative Assembly of the
Province of Alberta, publications annuelles constituées des procès-verbaux
quotidiens, sont également en anglais.
Les recueils de débats, les transcriptions intégrales des délibérations,
également intitulés Alberta Hansard et publiés seulement depuis 1971, sont imprimés
dans la langue parlée à la législature, c’est-à-dire, à très peu d’exceptions,
en anglais.
13. L’emploi de la langue
française pour l’impression des lois. De
toute évidence, depuis 1906, l’Assemblée législative a imprimé les lois
albertaines uniquement en anglais, à l’exception de
D. Impact sur la minorité
francophone de la dérogation des droits linguistiques
14. Le statut d’une langue
constitue un élément clé dans la force d’attraction qu’elle exerce auprès de
ses locuteurs et donc dans sa possibilité de survie sur un territoire
donné. Sur une échelle assez large de
possibilités, ce statut peut varier de « langue promue », quand le gouvernement
utilise la langue pour les affaires publiques et encourage son usage dans la
société, à « langue interdite », quand le gouvernement exclut la
langue des affaires publiques et interdit son usage dans la société. La promotion de la langue minoritaire
contribue à la vitalité de la minorité linguistique ; l’interdiction de la
langue minoritaire contribue à la disparition de la minorité linguistique.
Par l’adoption de l’article 110, le Parlement canadien reconnaissait le
français comme langue officielle et donc d’usage pour les affaires publiques,
et cela, afin de maintenir les droits déjà existants et d’assurer la vitalité
déjà forte de la minorité francophone.
Ainsi, de jure, le français
devenait une langue promue et ce statut favorisait la vitalité de la minorité
francophone. Par la dérogation de
l’article 110, les gouvernements territorial et albertain excluaient le
français de tout usage officiel et donc des affaires publiques, et cela, afin
de supprimer la langue française et d’assimiler la minorité francophone. Cette exclusion s’accompagnait d’autres
mesures dont le but était la prohibition de l’usage du français dans la
société. Ainsi, de facto, le français devenait une langue interdite et ce statut
conduisait à la disparition de la minorité francophone.
15. Le
refus d’imprimer les lois en français a nui à l’usage du français dans la
province et a contribué ainsi à l’assimilation.
Les lois provinciales ordonnent une partie considérable de la vie
quotidienne, et pour ce faire, elles comportaient souvent, par le passé, toutes
les formules et formulaires nécessaires.
De nos jours, les lois tendent à céder ces formules à des instruments
subordonnés, dont les règlements, rendant ainsi le lien entre la loi et son
application moins visible, bien que tout aussi réel. Ainsi, pour autant que les lois sont imprimées uniquement en anglais, les divers formulaires
– comprenant des avis, des contrats, des notices, des affiches, des annonces,
des appels d’offre, des proclamations, des citations, des injonctions, des
consignes, des contraventions, des registres – sont également en anglais. Par conséquent, le gouvernement réussit à
imposer la langue anglaise dans de nombreuses facettes de la vie de tous les
jours. En 1919, l’Assemblée législative
a adopté une disposition législative qui a formalisé ce fait : « Unless
otherwise provided where any Act requires public records to be kept or any
written process to be had or taken it shall be interpreted to mean that such
records or such process shall be in the English language. » (Interpretation Act, S.A. 1906, c. 3, as
amended by S.A. 1919, c. 4, s. 30) Cette disposition, intitulée diversement « English as official language » et
« Public records » a été
abrogée en 1980.
16. Le
refus de permettre l’utilisation du français à l’Assemblée législative et dans
les tribunaux a nui à l’usage du français dans la province et a contribué à
l’assimilation de la minorité francophone.
L’Assemblée législative, comme les tribunaux, représente un modèle
normatif et influe les comportements jugés admissibles dans notre société. Quand les instances politiques empêchent
l’usage d’une langue, elles incitent l’ensemble de la population à exhiber les
mêmes habitudes d’intolérance, de harcèlement et d’incivilité. Ainsi, la langue minoritaire est chassée de
la place publique, et la langue majoritaire y établit son hégémonie. En 1945, alors que l’Association
canadienne-française de l’Alberta menait une campagne de souscriptions pour
financer un poste de radio française, l’Assemblée législative a adopté une
résolution s’opposant à tout projet de radio non anglaise. Les députés et les journalistes ont dénoncé
la résistance des francophones à l’assimilation, la
traitant de fractionnelle et provocatrice.
17. Le
refus de respecter le statut officiel de la langue française et de s’en servir
pour les affaires publiques a nui à l’usage du français dans la province et a
contribué à l’assimilation. Pendant de
nombreuses années, le gouvernement de l’Alberta a empêché l’emploi du français
dans les différentes institutions publiques de la province, minant ainsi la
complétude institutionnelle de la minorité francophone. Cette complétude, mesurée par la variété
d’institutions utilisant la langue minoritaire, constitue un élément vital pour
la rétention de la langue. Elle est
faible surtout dans les domaines de compétence provinciale, dont non seulement
les assemblées délibérantes et les cours de justice, mais également les écoles
et les hôpitaux. Entre 1892 et 1964, par
exemple, les lois scolaires, en interdisant l’enseignement dans les langues
minoritaires, ont réussi à faire de l’anglais la langue universelle de la
province. De nos jours, le gouvernement
appuie activement les écoles minoritaires, mais cette nouvelle tolérance arrive
trop tard pour sauver des générations déjà perdues à l’assimilation.