EAA Edmund A. Aunger
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Aristote
LES POLITIQUES
332 av. notre ère


NOTE: Il s’agit d’extraits des Politiques par Aristote, adaptés de la traduction de Pierre Pellegrin (Paris: Flammarion, 1990).

 


 

 

Livre I

I, 1.1  Puisque toute cité, nous le voyons, est une certaine communauté, et que toute communauté a été constituée en vue d’un certain bien (car c’est en vue de ce qui leur semble un bien que tous les hommes font ce qu’ils font), il est clair que toutes les communautés visent un certain bien, et que, avant tout, c’est le bien suprême entre tous que vise celle qui est la plus éminente de toutes et qui contient toutes les autres.  Or c’est celle que l’on appelle la cité, c’est-à-dire la communauté politique.

I, 1.2  Quant à ceux qui pensent qu’être homme politique, roi, chef de famille, maître d’esclave c’est la même chose, ils n’ont pas raison.  C’est, en effet, selon le grand ou le petit nombre, pensent-ils, que chacune de ces fonctions diffère des autres, et non pas selon une différence spécifique : ainsi quand on commanderait à peu de gens on serait maître, à plus de gens chef de famille, et à encore plus homme politique ou roi, comme s’il n’y avait aucune différence entre une grande famille et une petite cité.  Quant à la différence entre un homme politique et un roi, quand on a été placé soi-même au pouvoir on serait roi, mais quand on exerce le pouvoir selon les règles de la science qui fait que l’on est tour à tour gouvernant et gouverné on serait homme politique.  Eh bien tout cela n’est pas vrai.

I, 2.2  Ainsi, il est tout d’abord nécessaire que s’unissent les êtres qui ne peuvent exister l’un sans l’autre, par exemple la femme et l’homme en vue de la procréation (et il ne s’agit pas d’un choix réfléchi, mais comme aussi pour les autres animaux et les plantes d’une tendance naturelle à laisser après soi un autre semblable à soi); et celui qui commande et celui qui est commandé, et ce par nature, en vue de leur mutuelle sauvegarde.  En effet, être capable de prévoir par la pensée c’est être par nature apte à commander c’est-à-dire être maître par nature, alors qu’être capable d’exécuter physiquement ces tâches c’est être destiné à être commandé c’est-à-dire être esclave par nature.  C’est pourquoi la même chose est avantageuse à un maître et à un esclave.

I, 2.3  Ainsi est-ce par nature que se distingue la femme et l’esclave (car la nature ne fait rien chichement, comme le font les forgerons pour les couteaux de Delphes, mais elle fait une chose pour un seul usage; car chaque instrument accomplira au mieux sa tâche s’il sert non à plusieurs fonctions mais à une seule).

I, 2.4  Chez les barbares pourtant la femme et l’esclave ont le même rang.  La cause en est qu’ils n’ont pas la faculté naturelle de commander, mais il s’établit entre eux l’association d’une esclave et d’un esclave.  C’est pourquoi, aux dires des poètes, « Aux barbares il convient que les Hellènes commandent », comme si par nature c’était la même chose qu’un barbare et un esclave.

I, 2.5  Ces deux communautés constituent la famille première, et c’est à juste titre qu’Hésiode a dit dans son poème : « D’abord une maison, une femme, un bœuf de labour », car le bœuf tient lieu de serviteur aux pauvres.  D’une part, donc, la communauté naturelle constituée en vue de la vie de tous les jours c’est la famille, dont les membres sont appelés compagnons par Charondas et commensaux par Epiménide de Crète.  D’autre part, la communauté première formée de plusieurs familles en vue de relations qui ne soient plus seulement celles de la vie quotidienne, c’est le village.

I, 2.6  Réalité tout à fait naturelle, le village semble être une colonie de la famille, et certains appellent ses membres des gens qui ont tété le même lait, des enfants et des petits-enfants.  C’est aussi pourquoi les cités ont d’abord été gouvernées par des rois, et que c’est encore aujourd’hui le cas des peuplades.  Elles se sont en effet constituées de gens soumis à un roi, car toute famille est régie par le plus âgé, de sorte que les colonies de familles le sont aussi du fait de la parenté de leurs membres.

I, 2.7  Et c’est ce que dit Homère : « Chacun fait la loi pour ses enfants et ses femmes », car les gens en question étaient dispersées : c’est ainsi que l’on vivaient autrefois.  Et des dieux eux aussi tous les hommes prétendent qu’ils sont soumis à un roi, parce que certains d’entre eux sont encore aujourd’hui soumis à des rois et que les autres l’ont été jadis, et de même que les hommes se les représentent à leur image, de même supposent-ils aux dieux une vie comparable à la leur.

I, 2.8  Et la communauté achevée formée de plusieurs villages est une cité dès alors qu’elle a atteint le niveau de l’autarcie pour ainsi dire complète; s’étant donc constituée pour permettre de vivre, elle permet, une fois qu’elle existe, de mener une vie heureuse.  Voilà pourquoi toute cité est naturelle : c’est parce que les communautés antérieures dont elle procède le sont aussi.  Car elle est leur fin, et la nature est fin : ce que chaque chose, en effet, est une fois que sa genèse est complètement achevée, c’est cela que nous disons être la nature de cette chose, par exemple la nature d’un homme, d’un cheval, d’une famille.

I, 2.9  De plus le ce en vue de quoi, c’est-à-dire la fin, c’est le meilleur, et l’autarcie est à la fois une fin et quelque chose d’excellent.  Il est manifeste, à partir de cela, que la cité fait partie des choses naturelles, et que l’homme est par nature un animal politique, et que celui qui est hors cité, naturellement bien sûr et non par le hasard des circonstances, est soit un être dégradé soit un être surhumain, et il est comme celui qui est injurié en ces termes par Homère : « sans lignage, sans loi, sans foyer ».

I, 2.10  Car un tel homme est du même coup naturellement passionné de guerre, étant comme un pion isolé au jeu de trictrac.  C’est pourquoi il est évident que l’homme est un animal politique plus que n’importe quelle abeille et que n’importe quel animal grégaire.  Car, comme nous le disons, la nature ne fait rien en vain; or seul parmi les animaux l’homme a un langage.

I, 12.1  Puisqu’il y a trois parties dans l’administration domestique : L’une concerne la fonction de maître, l’une celle de père, la troisième celle d’époux.  Car l’autorité qu’on exerce sur sa femme et celle qu’on exerce sur ses enfants concerne dans les deux cas des êtres libres, mais ce n’est pourtant pas la même forme d’autorité : sur la femme s’exerce une autorité politique sur les enfants une autorité royale.  Le mâle est, en effet, plus apte que la femelle à gouverner, sauf si sa constitution va contre la nature, et le plus âgé plus que le plus jeune encore imparfait.

I, 12.2  Dans la plupart des régimes politiques on est tour à tour gouvernant et gouverné (car on veut être égaux de nature sans différence aucune); pourtant quand tel gouverne et tel est gouverné, celui-là s’efforce qu’il existe une différence aussi bien par un insigne que par des titres et des honneurs, comme le fit remarquer Amasis à propos du bassin où il se lavait les pieds.  Mais dans le cas du mâle et de la femelle ce rapport de subordination existe toujours.

I, 13.1  Il est donc manifeste que l’administration familiale fait plus de cas des gens que de la possession des biens inanimés, de l’excellence des premiers plus que de celle de la propriété (ce qu’on appelle la richesse), et de l’excellence des hommes libres plutôt que de celles des esclaves.

I, 13.2  Il y donc une question préalable qu’on pourrait se poser à propos des esclaves : existe-t-il outre ses vertus d’instrument et de serviteur une autre vertu déterminée de l’esclave, plus précieuse que celles-là, comme tempérance, courage, justice et autres dispositions de ce genre, ou n’en a-t-il aucune en dehors des services qu’il rend avec son corps?

I, 13.3  Les deux hypothèses soulèvent des difficultés : s’il en a qu’est-ce qui le distinguera des hommes libres? Qu’il n’en ait pas, alors que les esclaves sont des hommes et ont la raison en partage, c’est absurde.  Une question à peu près semblable se pose pour la femme et l’enfant : ont-ils eux aussi des vertus, et faut-il que la femme soit tempérante, courageuse, juste, et l’enfant peut-il ou non être aussi bien déréglé que tempérant?

I, 13.4  Et il faut examiner cela en général dans le cas de celui qui commande par nature et de celui qui est commandé par nature : leur vertu est-elle la même ou est-elle différente?  S’il fallait que tous les deux participent à l’honnêté, pour quelle raison faudrait-il que l’un commande et que l’autre soit commandé une fois pour toutes?  Il n’est pas possible non plus qu’ils diffèrent selon le plus et le moins, car être commandé et commander diffèrent spécifiquement, ce que ne fait pas la différence de plus et de moins.

I, 13.6  C’est de cet état de fait que nous sommes partis en psychologie, car l’âme possède naturellement en elle un principe qui commande et un qui est commandé, les quels ont selon nous des vertus propres, à savoir celle de la partie douée de raison et celle de la partie non raisonnable.  Il est donc évident qu’il en va de même dans les autres domaines, et que c’est par nature qu’il y a dans la plupart des cas un commandant et un commandé.

I, 13.7  En effet, c’est d’une manière différente que l’homme libre commande à l’esclave, l’homme à la femme, l’homme adulte à l’enfant.  Tous ces gens possèdent les différentes parties de l’âme, mais ils les possèdent différemment : l’esclave est totalement dépourvu de la faculté de délibérer, la femme la possède mais sans autorité, l’enfant la possède mais imparfaite.

I, 13.8  Il faut donc supposer qu’il en est nécessairement de même pour les vertus éthiques : tous doivent y avoir part, pas cependant de la même manière, mais dans la mesure où l’exige la fonction de chacun.  C’est pourquoi celui qui commande doit posséder la vertu éthique achevée (car toute œuvre est, au sens absolu, celle du maître d’œuvre, et la raison est un maître d’œuvre), alors que chacun des autres n’en a besoin que dans la mesure où cela lui convient.

I, 13.9  Si bien qu’il est manifeste que tous ces gens dont nous avons parlé ont une vertu éthique, mais aussi que la tempérance n’est pas la même chez la femme et chez l’homme, ni le courage ni la justice, comme Socrate pensait que c’était le cas, mais chez l’un il y a un courage de chef, chez l’autre un courage de subordonnée, et il en est de même pour les autres vertus.

Livre III

III, 6.1  Puisque tous ces points ont été traités, nous devons à leur suite examiner s’il faut admettre une seule constitution ou plusieurs, et s’il y en a plusieurs lesquelles et combien, et quelles sont les différences qu’il y a entre elles.  Une constitution est pour une cité une organisation des diverses magistratures et surtout de celle qui est souveraine dans toutes les affaires.  Partout, en effet, ce qui est souverain c’est le gouvernement de la cité, mais la constitution c’est le gouvernement.

III, 6.2  Je veux dire, par exemple, que dans les cités démocratiques c’est le peuple qui est souverain, alors que c’est le petit nombre dans les cités oligarchiques.  Et nous disons que la constitution est elle aussi différente dans les deux cas, et nous établissons la même relation dans les autres cas.  Il faut d’abord établir en vue de quoi la cité est constituée, et combien il y a de sortes de pouvoir concernant l’homme et la communauté dans laquelle il vit.

III, 6.3  Nous avons dit, dans nos premiers exposés traitant de l’administration familiale et du pouvoir du maître, entre autres choses qu’un homme est par nature un animal politique.  C’est pourquoi, même quand ils n’ont pas besoin de l’aide des autres, les hommes n’en ont pas moins tendance à vivre ensemble.  Néanmoins l’avantage commun lui aussi les réunit dans la mesure où cette union procure à chacun d’eux une part de vie heureuse.

III, 6.4  Tel est assurément le but qu’ils ont avant tout, tous ensemble comme séparément.  Mais ils se rassemblent et ils perpétuent la communauté politique aussi dans le seul but de vivre.  Peut-être, en effet, y a-t-il une part de bonheur dans le seul fait de vivre si c‘est d’une vie point trop accablée de peines.

III, 6.5  Il est d’ailleurs évident que la plupart des hommes supportent beaucoup de souffrances tant ils sont attachés à la vie, comme si celle-ci avait en elle-même une joie et une douceur naturelles.  Mais il est assurément aisé de distinguer les sortes de pouvoir dont nous venons de parler, et nous avons souvent apporté des précisions sur ce point dans nos traités de vulgarisation.

III, 6.6  Le pouvoir du maître, bien qu’il y ait en vérité un avantage commun à l’esclave par nature et au maître par nature, ne s’exerce pas moins à l’avantage du maître, et seulement par accident à celui de l’esclave; si, en effet, l’esclave disparaît il est impossible que le pouvoir du maître subsiste.

III, 6.7  Mais le pouvoir qu l’on a sur ses enfants, sa femme et toute sa maison, et que nous appelons pour cela familial, s’exerce sans nul doute au profit de ceux qui lui sont soumis ou en vue de quelque bien commun aux deux parties, mais essentiellement au profit de ceux qui y sont soumis, comme nous voyons dans les autres arts comme la médecine et la gymnastique : c’est par accident qu’ils visent l’avantage propre de ceux qui les exercent.  Car rien n’empêche le pédotribe d’être parfois aussi l’un des gymnastes, tout comme le pilote est toujours l’un des marins.

III, 6.8  Et certes, le pédotribe ou le pilote ont en vue le bien des gens qu’ils dirigent, mais quand ils deviennent eux-mêmes l’un de ceux-ci, par accident ils partagent le bénéfice de leur art : l’un est marin et l’autre, tout en étant pédotribe, devient l’un des gymnastes.

III, 6.9  C’est pourquoi pour les magistratures politiques aussi, quand la constitution est fondée sur l’égalité et sur la similitude des citoyens, ceux-ci trouvent juste de les exercer à tour de rôle; en des temps plus anciens, comme il est naturel, ils trouvaient juste que chacun prenne à sa charge à son tour les fonctions publiques et qu’un autre veille en retour sur son bien, tout comme il avait veillé aux intérêts de cet autre quand celui-ci était magistrat.

III, 6.10  Aujourd’hui, par contre, du fait des avantages que l’on retire des biens publics et du pouvoir, les gens veulent gouverner continuellement, comme si, cela était toujours un gage de santé pour ceux qui gouvernent, si maladifs soient-ils.  C’est peut-être cela qui fait qu’on n’a cessé de se ruer sur les magistratures.

III, 6.11  Il est donc manifeste que toutes les constitutions qui visent l’avantage commun se trouvent être des formes droites selon le juste au sens absolu, celles, au contraire, qui ne visent que le seul intérêt des gouvernants sont défectueuses, c’est-à-dire qu’elles sont des déviations des constitutions droites.  Elles sont, en effet, despotiques, or la cité est une communauté d’hommes libres.

III, 7.1  Une fois ces points traités, ce sont les constitutions qui s’offrent ensuite à notre examen : combien elles sont et quelles elles sont, et d’abord celles qui sont droites.  Les déviations, en effet, manifesteront d’elles-mêmes leur nature quand celles-ci auront été définies.

III, 7.2  Puisque constitution et gouvernement signifient la même chose, et qu’un gouvernement c’est ce qui est souverain dans les cités, il est nécessaire que soit souverain soit un seul individu, soit un petit nombre, soit un grand nombre de gens.  Quand cet individu, ce petit ou ce grand nombre gouvernent en vue de l’avantage commun, nécessairement ces constitutions sont droites, mais quand c’est en vue de l’avantage propre de cet individu, de ce petit ou de ce grand nombre, ce sont des déviations.  Car ou bien il ne faut pas appeler citoyens ceux qui participent à la vie de la cité, ou bien il faut qu’ils en partagent les avantages.

III, 7.3  Nous appelons d’ordinaire royauté celle des monarchies qui a en vue l’avantage commun; parmi les constitutions donnant le pouvoir à un nombre de gens petit mais supérieur à un, nous en appelons une l’aristocratie soit parce que les meilleurs y ont le pouvoir, soit parce qu’on y gouverne pour le plus grand bien de la cité et de ceux qui en sont membres.  Quand c’est la multitude qui détient le gouvernement en vue de l’avantage commun, la constitution est appelée du nom commun à toutes les constitutions, un gouvernement constitutionnel.

III, 7.4  Et c’est rationnel, car il peut arriver qu’un seul individu ou qu’un petit nombre se distingue par sa vertu, alors qu’il est vraiment difficile qu’un grand nombre de gens possèdent une vertu dans tous les domaines, avec comme exception principale la vertu guerrière : elle naît en effet dans la masse.  C’est pourquoi dans cette dernière sorte de constitution c’est la classe guerrière qui est absolument souveraine et ce sont ceux qui détiennent les armes qui participent au pouvoir.

III, 7.5  Les déviations des constitutions qu’on a indiquées sont : la tyrannie pour la royauté, l’oligarchie pour l’aristocratie, la démocratie pour le gouvernement constitutionnel.  Car la tyrannie est une monarchie qui vise l’avantage du monarque, l’oligarchie celui des gens aisés, la démocratie vise l’avantage des gens modestes.  Aucune de ces formes ne vise l’avantage commun.

III, 8.1  Mais il faut traiter un peu plus longuement de ce qu’est chacune de ces constitutions, car il y a là quelque difficulté, et le propre de celui qui dans chaque domaine se conduit en philosophe, c’est-à-dire qui ne considère pas seulement le côté pratique des choses, c’est de ne rien négliger ni laisser de côté, mais de rendre manifeste la vérité sur chaque chose.

III, 8.2  Une tyrannie, comme nous l’avons dit, est une monarchie exerçant sur la communauté politique un pouvoir despotique; il y a oligarchie quand ce sont ceux qui détiennent les richesses qui sont souverains dans la constitution, démocratie, au contraire, quand ce sont ceux qui ne possèdent pas beaucoup de richesses mais sont des gens modestes.

III, 8.3  Mais une première difficulté concerne la définition de ces termes.  Car s’il y avait une majorité de gens souverains dans la cité tout en étant aisés, il y aurait démocratie comme chaque fois que la masse est souveraine; de même, dans la situation inverse, s’il advient quelque part que les gens modestes soient en minorité, mais plus puissants que les riches et détenteurs du pouvoir souverain dans la constitution : là où un petit nombre est souverain on dit qu’il y a oligarchie.  Il semblerait donc que la définition proposée à propos des constitutions ne soit pas bonne.

III, 8.4  D’autre part, si additionnant aisance et petit nombre d’une part, revenu modeste et grand nombre de l’autre, on dénomme les constitutions d’après ce critère (oligarchie celle où les magistratures appartiennent aux gens aisés et en petit nombre, démocratie celle où elles appartiennent aux gens modestes, et en grand nombre), il surgit une autre difficulté.

III, 8.5  Que dirons-nous, en effet, des constitutions dont nous venons juste de parler, celles dans lesquelles respectivement une majorité de gens aisés et une minorité de gens modestes sont souverains, s’il n’existe aucune autre constitution en dehors de celles dont nous avons parlé?

III, 8.6  Or il semble que la raison rend clair le fait suivant : que ceux qui sont souverains soient peu nombreux ou nombreux est un attribut accidentel dans le premier cas des oligarchies, dans le second des démocraties, parce que partout les gens aisés sont en petit nombre et les gens modestes en grand nombre.  Les différences ne viennent donc pas des causes invoquées.

III, 8.7  Mais ce par quoi diffèrent l’une de l’autre la démocratie et l’oligarchie, c’est la pauvreté et la richesse, et, nécessairement, là où ceux qui gouvernent le font par la richesse, qu’ils soient minoritaires ou majoritaires, on aura une oligarchie, et là où ce sont les gens modestes, une démocratie.

III, 8.8  Mais ce qui arrive en outre, comme nous l’avons dit, c’est que ceux-là sont peu nombreux, et ceux-ci nombreux, car peu de gens sont aisés, alors que la liberté est le partage de tous : voilà les raisons pour lesquelles ces deux groupes se disputent le contrôle de la constitution.

Livre VII

VII, 13.1  Mais il faut parler de la constitution elle-même, quels éléments et de quelle sorte doivent composer la cité appelée à être bienheureuse et bien gouvernée.

VII, 13.2  Pour tout le monde le succès réside dans deux choses : l’une est de poser correctement le but et la fin de ses actions, l’autre de trouver les actions menant à cette fin.  Il peut en effet y avoir entre elles accord ou désaccord, car, dans certains cas, le but est correctement posé mais on se trompe sur ce qu’il faut faire pour l’atteindre, alors que parfois on possède tous les moyens pour atteindre le but mais le but posé est mauvais, ou que parfois on se trompe sur les deux, par exemple, en médecine où parfois on possède tous les moyens pour atteindre le but mais le but posé est mauvais, ou que parfois on se trompe sur les deux, par exemple, en médecine où parfois on ne discerne pas bien ce que doit être un corps pour être sain et on ne trouve pas les moyens de réaliser le programme qu’on s’est proposé.  Or dans les arts et les sciences il faut maîtriser les deux : la fin et les actions tendant à cette fin.

VII, 13.3  Puisqu’il en est ainsi, il est donc manifeste que tous aspirent à la vie heureuse c’est-à-dire au bonheur, mais les uns ont la possibilité de l’atteindre, les autres non du fait de quelque malchance ou de leur nature elle-même (car la vie heureuse requiert aussi un cortège déterminé de moyens, moindre pour les meilleurs, plus important pour les moins doués).

VII, 13.9  C’est pourquoi nous souhaitons bénéficier, pour la mise sur pied de la cité, de ces biens dont la fortune est maîtresse (car nous reconnaissons qu’elle en est maîtresse).  Par contre, être vertueuse pour une cité, ce n’est en rien le fruit du hasard, mais de science et de choix réfléchi.  Mais, par ailleurs, une cité est vertueuse par le fait que les citoyens participant à la vie politique sont vertueux.  Or pour nous tous les citoyens participent à la vie politique.

VII, 13.10  Il faut donc examiner ceci : comment un homme devient-il vertueux?  Car même s’il était possible que tous les citoyens soient vertueux collectivement, mais pas individuellement, il serait préférable d’avoir cette vertu individuelle; la vertu de tous, en effet, est la conséquence de celle de chacun.

VII, 13.11  Par ailleurs, on devient bon et vertueux par trois moyens, qui sont nature, habitude, raison.  En effet, il faut d’abord posséder à la naissance la nature humaine et non celle d’un quelconque autre animal, posséder un corps et une âme d’une certaine sorte.  Pour certaines qualités il n’est pas utile de les posséder à la naissance, car les habitudes les font changer.  Certaines ont une nature qui les fait pencher de deux côtés et vont vers le pire ou le meilleur du fait des habitudes.

VII, 13.12  Or les animaux autres que l’homme vivent avant tout en suivant la nature, quelques-uns peu nombreux suivent aussi leurs habitudes, mais l’homme suit aussi la raison.  Car seul il a la raison.  Si bien qu’il faut harmoniser ces facteurs entre eux.  Car les hommes font beaucoup de choses contre leurs habitudes et leur nature grâce à leur raison, s’ils sont persuadés qu’il vaut mieux procéder autrement.

VII, 13.13.  La nature que doivent avoir ceux qui sont destinés à être pris en main pour leur bien par le législateur, on l’a déterminée plus haut.  Le reste est affaire d’éducation, car on apprend, d’une part, par l’habitude, d’autre part, par l’enseignement.