Santé et littérature : le corps biomédical au Canada

C'est sous le thème « Santé et littérature : Le corps biomédical au Canada » que Daniel Laforest, professeur agrégé au Modern Languages and Cultural Studies de l'Université de l'Alberta, a présenté une conférence, le 26 octobre dernier.

Étienne Alary - 14 novembre 2016

Une vingtaine de personnes ont répondu à l'appel de l'Institut d'études canadiennes (IEC) dans le cadre des Entretiens de l'Institut pour l'occasion.

Au cours de sa conférence, Daniel Laforest revient notamment sur l'importance dite « contemporaine » du corps biomédical et du système de santé, et des efforts nécessaires qui ne cessent d'augmenter afin de les maintenir intactes. « Pourquoi? Parce que l'homogénéité et la cohérence du corps sont désormais mises à mal par des technologies de collecte, de morcellement et de visualisation de données », avance-t-il.

Le professeur indique que ces technologies se sont démocratisées - par exemple, de plus en plus de personnes ont un fitbit ou une fonction équivalente sur leur téléphone intelligent -, mais d'un autre côté, elles ont rendu plus impénétrables les arcanes de la visualisation médicale; personne ne sait comment fonctionne une machine MRI, mais on sait que ça marche et que ça fait des prouesses. « En un sens, nous sommes passés d'une forme d'ignorance à une autre. Il fut un temps où on avait peu de choses à dire devant l'opacité des processus qui habitaient et organisaient notre corps en secret. Désormais, on vit une multiplication, une prolifération et une accessibilité sans précédent de l'information sur ces mêmes processus, mais on ne possède pas de principe d'organisation, on ne sait pas trop quoi faire de tout cela », affirme-t-il.

Au cours de sa présentation, Daniel Laforest a examiné trois éléments : un corpus d'œuvres canadiennes, la santé citoyenne vs la santé littéraire ainsi que Virginia Woolf et la santé littéraire.

Un corpus et ses limites

Selon Daniel Laforest, le corps biomédical n'est pas si répandu qu'on le croirait dans la littérature au Canada, depuis les années 1960. « À l'exception probable de Jacques Ferron et de Miriam Toews, notre horizon critique a accueilli à peu près tous les livres comme des œuvres de guérison, de réparation, de cheminement, de sagesse ou sinon, comme des cris de douleur et d'affirmation de soi. En les lisant, nous y traquons l'équilibre affectif, nous y cherchons les marques rassurantes de l'appartenance sociale », explique M. Laforest.

Comme le rappelle le professeur, « jusqu'à un moment relativement récent, nous avons pensé le monde médical avec l'idée de clinique ». La clinique étant l'espace autorisé, accepté, où avait lieu la rencontre entre le corps qui souffre et le savoir qui soigne. « Si vous avez lu Michel Foucault, vous savez que la clinique était aussi le lieu où les connaissances sur notre corps étaient produites. C'est là que le désordre de la maladie et la douleur abjecte du patient venaient pour se voir premièrement atténués, ensuite catégorisés, et éventuellement soignés. Dans l'imaginaire, la clinique nous a légué toute une tradition de figures, à commencer par les personnages du médecin et de l'infirmière/er, puis de l'intervenant social sur le terrain, etc. », mentionne Daniel Laforest.

Ce dernier estime que les vingt dernières années ont vu s'accroître considérablement le souci pour la médecine narrative. « Celle-ci est même devenue un programme universitaire à l'Université Columbia. L'idée que les histoires peuvent guérir est elle-même devenue institutionnalisée. Mais force est de constater que dans chacun de ces cas, il s'agit de maintenir quelque chose comme une santé. »

La santé citoyenne vs la santé littéraire

Daniel Laforest indique que le système de santé est un système de signification. « Pour parler comme on le faisait dans les analyses structurales de jadis : c'est un système qui produit de la signification et qui lui assigne ensuite une place qu'elle ne doit pas quitter », note-t-il.

Le Canada jouit d'une image internationale centrée sur l'hospitalité et la mise en valeur d'une idée libérale de la « bonne vie » (Butler; Ahmed; Berlant), qui préside à un modèle de citoyenneté flexible et intégrateur, explique Daniel Laforest. « Cette conception se conjugue dans la perception populaire avec un système de santé reposant sur la gratuité de l'accès aux soins et à la majorité des médicaments. Mais l'adéquation entre l'hospitalité culturelle et la santé du corps citoyen ne se fait pas par enchantement. Elle-même dépend d'une autre idée : elle dépend de la responsabilité personnelle. Bien sûr le citoyen n'est pas entièrement responsable de sa guérison lorsque la maladie frappe. »

Pour le professeur, du point de vue littéraire, la responsabilité citoyenne face à la santé se traduit ainsi par notre croyance assez conservatrice de l'histoire de vie. « En effet, combien de bouleversements anatomiques ou psychologiques se voient maintenus dans la sphère affective de la santé publique avec l'idée toujours refermée sur elle-même, et donc rassurante, du "destin"? Combien de chocs entre des visions culturelles se trouvent anesthésiés dans une chronologie consensuelle, dans des histoires qu'on lit de façon analogue? », questionne-t-il.

« Nous n'avons pas les mêmes vies individuelles. Nous ne pouvons que présumer de la douleur et du plaisir des autres, car en fait nous n'en savons rien. Très souvent nous n'avons pas les mêmes conceptions culturelles ou politiques du corps et de ses usages. Cependant, il est attendu que notre santé devrait trouver son sens dans les idées communes de la de vie et du destin (comme, par exemple, lorsqu'on dit que : Nelly Arcan a connu un destin tragique) », enchaîne-t-il.

Virginia Woolf et la santé littéraire

La troisième partie de la présentation de Daniel Laforest a porté sur Virginia Woolf. Il souligne que ce n'est pas au Canada que la question de la santé dans la littérature a été formulée pour la première fois. Virginia Woolf a fait paraître le court essai On Being Ill en 1926, alors qu'elle était au sommet de sa carrière d'écrivaine. La critique le range parmi ses textes les plus audacieux, les plus étranges aussi. Mais surtout, c'est un texte méconnu.

« Woolf avait déjà éprouvé chacune des afflictions de la santé qu'on associe désormais avec son personnage d'écrivaine (fièvres, migraines, insomnie, hallucinations, tachycardie, troubles de la circulation sanguine, épuisement, catatonie, confusion, épisodes psychotiques, dépression). C'est pourquoi on est frappé lorsqu'on réalise que On Being Ill est ni plus ni moins qu'une défense et une illustration de la maladie comme puissance de la littérature. Mais pourquoi convoquer ce texte? Ce qui me paraît exemplaire dans la démonstration de Virginia Woolf est que quiconque parle de la maladie comme un thème ou un ressort de l'écriture littéraire se trouve automatiquement à porter un jugement critique sur l'idée de santé mise de l'avant par son époque », informe M. Laforest.

Il souligne que Virginia Woolf sous-entend que toutes les maladies ne sont pas littéraires. Celles qui le sont doivent entrer dans une forme d'harmonie avec le comportement exigé par l'écriture. Elles se doivent donc de ne pas causer la mort et d'être non institutionnalisées.

« Il est clair que Woolf s'entretenait avec cette conception de la maladie littéraire, soit une nostalgie diffuse pour le romantisme. (…) La santé, selon Virginia Woolf, est le cadre de normalité et d'acceptabilité à l'intérieur duquel ce qui mérite d'être visible le devient, ce qui mérite d'être ressenti l'est, et ce qui fait de la littérature un moyen d'échange social reçoit sa confirmation perpétuelle », présente-t-il.

En guise de conclusion, le conférencier a invité l'auditoire à apprendre à imaginer plus d'histoires de santé, qui ne soient pas des histoires de vies correctes. « Je pense qu'il faut se montrer plus attentif aux corps, qui ne sont pas des corps en rémission. Culturellement, l'idée de rémission implique trop souvent un retour à l'ordre. Il n'y a pas de correspondance naturelle entre la forme d'une vie et la forme des maladies qui la heurtent, qui viennent l'habiter pour un temps, et qui parfois la broient et lui met un terme. Rien n'oblige un récit, littéraire ou non, à se montrer responsable, ni même à tendre vers sa guérison », affirme-t-il.

Daniel Laforest conclut en soulignant que « la santé est peut-être une vertu naturelle, mais elle n'est pas pour autant une valeur morale. Quand on l'approche avec la littérature, la santé est ni plus ni moins qu'une puissance. En d'autres mots : elle est ce qui ne relève d'aucun système. »