SC PO 101 Introduction au gouvernement
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John Locke
TRAITÉ DU GOUVERNEMENT CIVIL
1690


NOTE: Il s’agit d’extraits du Traité du gouvernement civil par John Locke, traduction de David Mazel (Paris: Garnier-Flammarion, 1992). Ces extraits sont tirés de l'édition électronique réalisée par Jean-Marie Tremblay dans le cadre de la collection Les classiques des sciences sociales : http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/html/biblio_accueil.html

 


 

4. Pour bien entendre en quoi consiste le pouvoir politique, et connaître sa véritable origine, il faut considérer dans quel état tous les hommes sont naturellement. C'est un état de parfaite liberté, un état dans lequel, sans demander de permission à personne, et sans dépendre de la volonté d'aucun autre homme, ils peuvent faire ce qu'il leur plaît, et disposer de ce qu'ils possèdent et de leurs personnes, comme ils jugent à propos, pourvu qu'ils se tiennent dans les bornes de la loi de la Nature.

Cet état est aussi un état d'égalité; en sorte que tout pouvoir et toute juridiction est réciproque, un homme n'en ayant pas plus qu'un autre. Car il est très évident que des créatures d'une même espèce et d'un même ordre, qui sont nées sans distinction, qui ont part aux mêmes avantages de la nature, qui ont les mêmes facultés, doivent pareillement être égales entre elles sans nulle subordination ou sujétion, à moins que le seigneur et le maître des créatures n'ait établi, par quelque manifeste déclaration de sa volonté, quelques-unes sur les autres, et leur ait conféré, par une évidente et claire ordonnance, un droit irréfragable à la domination et à la souveraineté.

 

6. Cependant, quoique l'état de nature soit un état de liberté, ce n'est nullement un état de licence. Certainement, un homme, en cet état, a une liberté incontestable, par laquelle il peut disposer comme il veut, de sa personne ou de ce qu'il possède : mais il n'a pas la liberté et le droit de se détruire lui-même, non plus que de faire tort à aucune autre personne, ou de la troubler dans ce dont elle jouit, il doit faire de sa liberté le meilleur et le plus noble usage, que sa propre conservation demande de lui. L'état de nature a la loi de la nature, qui doit le régler, et à laquelle chacun est obligé de se soumettre et d'obéir : la raison, qui est cette loi, enseigne à tous les hommes, s'ils veulent bien la consulter, qu'étant tous égaux et indépendants, nul ne doit nuire à un autre, par rapport à sa vie, à sa santé, à sa liberté, à son bien : car, les hommes étant tous l'ouvrage d'un ouvrier tout-puissant et infiniment sage, les serviteurs d'un souverain maître, placés dans le monde par lui et pour ses intérêts, ils lui appartiennent en propre, et son ouvrage doit durer autant qu'il lui plaît, non autant qu'il plaît à un autre. Et étant doués des mêmes facultés dans la communauté de nature, on ne peut supposer aucune subordination entre nous, qui puisse nous autoriser à nous détruire les uns les autres, comme si nous étions faits pour les usages les uns des autres, de la même manière que les créatures d'un rang inférieur au nôtre, sont faites pour notre usage. Chacun donc est obligé de se conserver lui-même, et de ne quitter point volontairement son poste pour parler ainsi.

 

19. Ici paraît la différence qu'il y a entre l'état de nature, et l'état de guerre, lesquels quelques-uns ont confondus, quoique ces deux sortes d'états soient aussi différents et aussi éloignés l'un de l'autre, que sont un état de paix, de bienveillance, d'assistance et de conservation mutuelle, et un état d'inimitié, de malice, de violence et de mutuelle destruction. Lorsque les hommes vivent ensemble conformément à la raison, sans aucun supérieur sur la terre, qui ait l'autorité de juger leurs différends, ils sont précisément dans l'état de nature : ainsi la violence, ou un dessein ouvert de violence d'une personne à l'égard d'une autre, dans une circonstance où il n'y a sur la terre nul supérieur commun, à qui l'on puisse appeler, produit l'état de guerre; et faute d'un juge, devant lequel on puisse faire comparaître un agresseur, un homme a, sans doute, le droit de faire la guerre à cet agresseur, quand même l'un et l'autre seraient membres d'une même société, et sujets d'un même État. Ainsi, je puis tuer sur-le-champ un voleur qui se jette sur moi, se saisit des rênes de mon cheval, arrête mon carrosse; parce que la loi qui a été faite pour ma conservation - si elle ne peut être interposée pour assurer, contre la violence et un attentat présent et subit, ma vie, dont la perte ne saurait jamais être réparée, me permet de me défendre - me met dans le droit que nous donne l'état de guerre, de tuer mon agresseur, lequel ne me donne point le temps de l'appeler devant notre commun juge, et de faire décider, par les lois, un cas, dont le malheur peut être irréparable. La privation d'un commun Juge, revêtu d'autorité, met tous les hommes dans l'état de nature : et la violence injuste et soudaine, dans le cas qui vient d'être marqué, produit l'état de guerre, soit qu'il y ait, ou qu'il n'y ait point de commun juge.

 

123. Si l'homme, dans l'état de nature, est aussi libre que j'ai dit, s'il est le seigneur absolu de sa personne et de ses possessions, égal au plus grand et sujet à personne; pourquoi se dépouille-t-il de sa liberté et de cet empire, pourquoi se soumet-il à la domination et à l'inspection de quelque autre pouvoir? Il est aisé de répondre, qu'encore que, dans l'état de nature, l'homme ait un droit, tel que nous avons posé, la jouissance de ce droit est pourtant fort incertaine et exposée sans cesse à l'invasion d'autrui. Car, tous les hommes étant Rois, tous étant égaux et la plupart peu exacts observateurs de l'équité et de la justice, la jouissance d'un bien propre, dans cet état, est mal assurée, et ne peut guère être tranquille. C'est ce qui oblige les hommes de quitter cette condition, laquelle, quelque libre qu'elle soit, est pleine de crainte, et exposée à de continuels dangers, et cela fait voir que ce n'est pas sans raison qu'ils recherchent la société, et qu'ils souhaitent de se joindre avec d'autres qui sont déjà unis ou qui ont dessein de s'unir et de composer un corps, pour la conservation mutuelle de leurs vies, de leurs libertés et de leurs biens; choses que j'appelle, d'un nom général, propriétés.

 

124. C'est pourquoi, la plus grande et la principale fin que se proposent les hommes, lorsqu'ils s'unissent en communauté et se soumettent à un gouvernement, c'est de conserver leurs propriétés, pour la conservation desquelles bien des choses manquent dans l'état de nature.

Premièrement, il y manque des lois établies, connues, reçues et approuvées d'un commun consentement, qui soient comme l'étendard du droit et du tort, de la justice et de l'injustice, et comme une commune mesure capable de terminer les différents qui s'élèveraient. Car bien que les lois de la nature soient claires et intelligibles à toutes les créatures raisonnables; cependant, les hommes étant poussés par l'intérêt aussi bien qu'ignorants à l'égard de ces lois, faute de les étudier, ils ne sont guère disposés, lorsqu'il s'agit de quelque cas particulier qui les concerne, à considérer les lois de la nature, comme des choses qu'ils sont très étroitement obligés d'observer.

 

125. En second lieu, dans l'état de nature, il manque un juge reconnu, qui ne soit pas partial, et qui ait l'autorité de terminer tous les différends, conformément aux lois établies. Car, dans cet état-là, chacun étant juge et revêtu du pouvoir de faire exécuter les lois de la nature, et d'en punir les infracteurs, et les hommes étant partiaux, princi­palement lorsqu'il s'agit d'eux-mêmes et de leurs intérêts, la passion et la vengeance sont fort propres à les porter bien loin, à les jeter dans de funestes extrémités et à leur faire commettre bien des injustices; ils sont fort ardents lorsqu'il s'agit de ce qui les regarde, mais fort négligents et fort froids, lorsqu'il s'agit de ce qui concerne les autres : ce qui est la source d'une infinité d'injustices et de désordres.

 

126. En troisième lieu, dans l'état de nature, il manque ordinairement un pouvoir qui soit capable d'appuyer et de soutenir une sentence donnée, et de l'exécuter. Ceux qui ont commis quelque crime, emploient d'abord, lorsqu'ils peuvent, la force pour soutenir leur injustice; et la résistance qu'ils font rend quelquefois la punition dangereuse, et mortelle même a ceux qui entreprennent de la faire.

 

127. Ainsi, les hommes, nonobstant tous les privilèges de l'état de nature, ne laissant pas d'être dans une fort fâcheuse condition tandis qu'ils demeurent dans cet état-là, sont vivement poussés à vivre en société. De là vient que nous voyons rarement qu'un certain nombre de gens vivent quelque temps ensemble, en cet état. Les inconvénients auxquels ils s'y trouvent exposés, par l'exercice irrégulier et incertain du pouvoir que chacun a de punir les crimes des autres, les contraignent de chercher dans les lois établies d'un gouvernement, un asile et la conservation de leurs propriétés. C'est cela, c'est cela précisément, qui porte chacun à se défaire de si bon cœur du pouvoir qu'il a de punir, à en commettre l'exercice à celui qui a été élu et destiné pour l'exercer, et à se soumettre à ces règlements que la communauté ou ceux qui ont été autorisés par elle, auront trouvé bon de faire. Et voilà proprement le droit original et la source, et du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif, aussi bien que des sociétés et des gouvernements mêmes.

 

128. Car, dans l'état de nature, un homme, outre la liberté de jouir des plaisirs innocents, a deux sortes de pouvoirs.

Le premier est de faire tout ce qu'il trouve à propos pour sa conservation, et pour la conservation des autres, suivant l'esprit et la permission des lois de la nature, par lesquelles lois, communes à tous, lui et les autres hommes font une communauté, composent une société qui les distingue du reste des créatures; et si ce n'était la corruption des gens dépravés, on n'aurait besoin d'aucune autre société, il ne serait point nécessaire que les hommes se séparassent et abandonnassent la communauté naturelle pour en composer de plus petites.

L'autre pouvoir qu'un homme a dans l'état de nature, c'est de punir les crimes commis contre les lois. Or, il se dépouille de l'un et de l'autre, lorsqu'il se joint à une société particulière et politique, lorsqu'il s'incorpore dans une communauté distincte de celle du reste du genre humain.

 

129. Le premier pouvoir, qui est de faire tout ce qu'on juge à propos pour sa propre conservation et pour la conservation du reste des hommes, on s'en dépouille, afin qu'il soit réglé et administré par les lois de la société, de la manière que la conservation de celui qui vient à s'en dépouiller, et de tous les autres membres de cette société le requiert : et ces lois de la société resserrent en plusieurs choses la liberté qu'on a par les lois de la nature.

 

130. On se défait aussi de l'autre pouvoir, qui consiste à punir, et l'on engage toute sa force naturelle qu'on pouvait auparavant employer, de son autorité seule, pour faire exécuter les lois de la nature, comme on le trouvait bon : on se dépouille, dis-je, de ce second pouvoir, et de cette force naturelle, pour assister et fortifier le pouvoir exécutif d'une société, selon que ses lois le demandent. Car un homme, étant alors dans un nouvel état, dans lequel il jouit des commodités et des avantages du travail, de l'assistance et de la société des autres qui sont dans la même communauté, aussi bien que de la protection de l'entière puissance du corps politique, est obligé de se dépouiller de la liberté naturelle qu'il avait de songer et pourvoir à lui-même; oui, il est obligé de s'en dépouiller, autant que le bien, la prospérité, et la sûreté de la société à laquelle il s'est joint le requièrent : cela est non seulement nécessaire, mais juste, puisque les autres membres de la société font la même chose.

 

131. Cependant, quoique ceux qui entrent dans une société, remettent l'égalité, la liberté, et le pouvoir qu'ils avaient dans l'état de nature, entre les mains de la société, afin que l'autorité législative en dispose de la manière qu'elle trouvera bon, et que le bien de la société requerra; ces gens-là, néanmoins, en remettant ainsi leurs privilèges naturels, n'ayant d'autre intention que de pouvoir mieux conserver leurs personnes, leurs libertés, leurs propriétés (car, enfin, on ne saurait supposer que des créatures raisonnables changent leur condition, dans l'intention d'en avoir une plus mauvaise), le pouvoir de la société ou de l'autorité législative établie par eux, ne peut jamais être supposé devoir s'étendre plus loin que le bien public ne le demande. Ce pouvoir doit se réduire à mettre en sûreté et à conserver les propriétés de chacun, en remédiant aux trois défauts, dont il a été fait mention ci-dessus, et qui rendaient l'état de nature si dangereux et si incommode. Ainsi, qui que ce soit qui a le pouvoir législatif ou souve­rain d'une communauté, est obligé de gouverner suivant les lois établies et connues du peuple, non par des décrets arbitraires et formés sur-le-champ; d'établir des juges désintéressés et équitables qui décident les différends par ces lois; d'employer les forces de la communauté au-dedans, seulement pour faire exécuter ces lois, ou au-dehors pour prévenir ou réprimer les injures étrangères, mettre la communauté à couvert des courses et des invasions; et en tout cela de ne se proposer d'autre fin que la tranquillité, la sûreté, le bien du peuple.

 

134. La grande fin que se proposent ceux qui entrent dans une société, étant de jouir de leurs propriétés, en sûreté et en repos; et le meilleur moyen qu'on puisse employer, par rapport à cette fin, étant d'établir des lois dans cette société, la première et fondamentale loi positive de tous les États, c'est celle qui établit le pouvoir législatif, lequel, aussi bien que les lois fondamentales de la nature, doit tendre à conserver la société; et, autant que le bien public le peut permettre, chaque membre et chaque personne qui la compose. Ce pouvoir législatif n'est pas seulement le suprême pouvoir de l'État, mais encore est sacré, et ne peut être ravi à ceux à qui il a été une fois remis. Il n'y a point d'édit, de qui que ce soit, et de quelque manière qu'il soit conçu, ou par quelque pouvoir qu'il soit appuyé, qui soit légitime et ait force de loi, s'il n'a été fait et donné par cette autorité législative, que la société a choisie et établie; sans cela, une loi ne saurait avoir ce qui est absolument nécessaire à une loi; savoir, le consentement de la société, à laquelle nul n'est en droit de proposer des lois à observer qu'en vertu du consentement de cette société, et en conséquence du pouvoir qu'il a reçu d'elle. C'est pourquoi toute la plus grande obligation où l'on puisse être de témoigner de l'obéissance, n'est fondée que sur ce pouvoir suprême qui a été remis à certaines personnes, et sur ces lois qui ont été faites par ce pouvoir. De même, aucun serment prêté à un pouvoir étranger, quel qu'il soit, ni aucun pouvoir domestique ou subordonné, ne peuvent décharger aucun membre de l’État de l'obéissance qui est due au pouvoir législatif, qui agit conformément à l'autorité qui lui a été donnée, ni l'obliger à faire aucune démarche contraire à ce que les lois prescrivent, étant ridicule de s'imaginer que quelqu'un peût être obligé, en dernier ressort, d'obéir au pouvoir d'une société, lequel ne serait pas suprême.

 

142. Ce sont là les bornes et les restrictions que la confiance qu'une société a prise en ceux qui gouvernent, et les lois de Dieu et de la nature ont mises au pouvoir légis­latif de chaque État, quelque forme de gouvernement qui y soit établie. La première restriction est qu'ils gouverneront selon les lois établies et publiées, non par des lois muables et variables, suivant les cas particuliers; qu'il y aura les mêmes règlements pour le riche et pour le pauvre, pour le favori et le courtisan, et pour le bourgeois et le laboureur. La seconde, que ces lois et ces règlements ne doivent tendre qu'au bien public. La troisième, qu'on n'imposera point de taxes sur les biens propres du peuple, sans son consentement, donné immédiatement par lui-même ou par ses députés. Cela regarde proprement et uniquement ces sortes de gouvernements, dans lesquels le pouvoir législatif subsiste toujours et est sur pied sans nulle discontinuation, ou dans lesquels du moins le peuple n'a réservé aucune partie de ce pouvoir aux députés, qui peuvent être élus, de temps en temps, par lui-même. En quatrième lieu, que le pouvoir législatif ne doit conférer, à qui que ce soit, le pouvoir de faire des lois; ce pouvoir ne pouvant résider de droit que là où le peuple l'a établi.

 

155. On peut demander ici, qu'est-ce qu'on devrait faire, si ceux qui sont revêtus du pouvoir exécutif, ayant entre les mains toutes les forces de l'État, se servaient de ces forces pour empêcher que ceux à qui appartient le pouvoir législatif, ne s'assem­blas­sent et n'agissent, lorsque la constitution originaire de leur assemblée, ou les nécessités publiques le requéraient? je réponds que ceux qui ont le pouvoir exécutif, agissant, comme il vient d'être dit, sans en avoir reçu d'autorité, d'une manière contraire à la confiance qu'on a mise en eux, sont dans l'état de guerre avec le. peuple, qui a droit de rétablir l'assemblée qui le représente, et de la remettre dans l'exercice du pouvoir législatif. Car, ayant établi cette assemblée, et l'ayant destinée à exercer le pouvoir de faire des lois, dans de certains temps marqués, ou lorsqu'il est nécessaire; si elle vient à être empêchée par la force, de faire ce qui est si nécessaire à la société, et en quoi la sûreté et la conservation du peuple consiste, le peuple a droit de lever cet obstacle par la force. Dans toutes sortes d'états et de conditions, le véritable remède qu'on puisse employer contre la force sans autorité, c'est d'y opposer la force. Celui qui use de la force sans autorité, se met par là dans un état de guerre, comme étant l'agresseur, et s'expose à être traité de la manière qu'il voulait traiter les autres.

 

222. La raison pour laquelle on entre dans une société politique, c'est de conserver ses biens propres; et la fin pour laquelle on choisit et revêt de l'autorité législative certaines personnes, c'est d'avoir des lois et des règlements qui protègent et conservent ce qui appartient en propre à toute la société, et qui limitent le pouvoir et tempèrent la domination de chaque membre de l'État. Car, puisqu'on ne saurait jamais supposer que la volonté de la société soit, que la puissance législative ait le pouvoir de détruire ce que chacun a eu dessein de mettre en sûreté et à couvert, en entrant dans une société, et ce pourquoi le peuple s'est soumis aux législateurs qu'il a créés lui-même; quand les législateurs s'efforcent de ravir et de détruire les choses qui appartiennent en propre au peuple, ou de le réduire dans l'esclavage, sous un pouvoir arbitraire, ils se mettent dans l'état de guerre avec le peuple qui, dès lors, est absous et exempt de toute sorte d'obéissance à leur égard, et a droit de recourir à ce commun refuge que Dieu a destiné pour tous les hommes, contre la force et la violence. Toutes les fois donc que la puissance législative violera cette règle fondamentale de la société, et, soit par ambition, ou par crainte, ou par folie, ou par dérèglement et par corruption, tâchera de se mettre, ou de mettre d'autres, en possession d'un pouvoir absolu sur les vies, sur les libertés, et sur les biens du peuple, par cette brèche qu'elle fera à son crédit et à la confiance qu'on avait prise en elle, elle perdra entièrement le pouvoir que le peuple lui avait remis pour des fins directement opposées à celles qu'elle s'est proposées, et il est dévolu au peuple qui a droit de reprendre sa liberté originaire, et par l'établissement d'une nouvelle autorité législative, telle qu'il jugera à propos, de pourvoir à sa propre conservation, et à sa propre sûreté, qui est la fin qu'on se propose quand on forme une société politique. Or, ce que j'ai dit, en général, touchant le pouvoir législatif, regarde aussi la personne de celui qui est revêtu du pouvoir exécutif, et qui ayant deux avantages très considérables, l'un, d'avoir sa part de l'autorité législative; l'autre, de faire souverainement exécuter les lois, se rend doublement et extrêmement coupable, lorsqu'il entreprend de substituer sa volonté arbitraire aux lois de la société. Il agit aussi d'une manière contraire à son crédit, à sa commission et à la confiance publique, quand il emploie les forces, les trésors, les charges de la société, pour corrompre les membres de l'assemblée représentative, et les gagner en faveur de ses vues et de ses intérêts particuliers; quand il agit par avance et sous-main auprès de ceux qui doivent élire les membres de cette assemblée, et qu'il leur prescrit d'élire ceux qu'il a rendus, par ses sollicitations, par ses menaces, par ses promesses, favorables à ses desseins, et qui lui ont promis déjà d'opiner de la manière qu'il lui plairait. En effet, disposer les choses de la sorte, n'est-ce pas dresser un nouveau modèle d'élection, et par là renverser de fond en comble le gouvernement, et empoisonner la source de la sûreté et de la félicité publiques? Après tout, le peuple s'étant réservé le privilège d'élire ceux qui doivent le représenter, comme un rempart qui met à couvert les liens propres des sujets, il ne saurait avoir eu d'autre but que de faire en sorte que les membres de l'assemblée législative fussent élus librement, et qu'étant élus librement, ils pussent agir aussi et opiner librement, examiner bien toutes choses, et délibérer mûrement et d'une manière conforme aux besoins de l'État et au bien public. Mais ceux qui donnent leurs suffrages avant qu'ils aient entendu opiner et raisonner les autres, et aient pesé les raisons de tous, ne sont point capables, sans doute, d'un examen et d'une délibération de cette sorte. Or, quand celui qui a le pouvoir exécutif dispose, comme on vient de dire, de l'assemblée des législateurs, certainement, il fait une terrible brèche à son crédit et à son autorité; et sa conduite ne saurait être envisagée que comme une pleine déclaration d'un dessein formé de renverser le gouvernement. A quoi, si l'on ajoute les récompenses et les punitions em­ployées visiblement pour la même fin, et tout ce que l'artifice et l'adresse ont de plus puissant, mis en usage pour corrompre les lois et les détruire, et perdre tous ceux qui s'opposent au dessein funeste qui a été formé, et ne veulent point trahir leur patrie et vendre, à beaux deniers comptants, ses libertés; on ne sera point en peine de savoir ce qu'il est expédient et juste de pratiquer en cette rencontre. Il est aisé de comprendre quel pouvoir ceux-là doivent avoir dans la société, qui se servent de leur autorité pour des fins tout à fait opposées à sa première institution; et il n'y a personne qui ne voie que celui qui a une fois entrepris et exécuté les choses que nous venons de voir, ne doit pas jouir longtemps de son crédit et de son autorité.