SC PO 101 Introduction au gouvernement
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Karl Marx et Friedrich Engels
MANIFESTE DU PARTI COMMUNISTE
1848


NOTE: Il s’agit d’extraits du Manifeste du parti communiste par Karl Marx et Friedrich Engels, traduction de Laura Lafargue (Paris: Éditions sociales, 1976). Ces extraits sont tirés de l'édition électronique réalisée par Jean-Marie Tremblay dans le cadre de la collection Les classiques des sciences sociales : http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/html/biblio_accueil.html

 


 

L’histoire de toute société jusqu'à nos jours est l'histoire de luttes de classes.

Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître de jurande et compagnon, bref oppresseurs et opprimés, en opposition constante, ont mené une lutte ininterrompue, tantôt ouverte, tantôt dissimulée, une lutte qui finissait toujours soit par une transformation révolutionnaire de la société tout entière, soit par la disparition des deux classes en lutte. (p. 30)

Dans les premières époques historiques, nous constatons presque partout une structuration achevée de la société en corps sociaux distincts, une hiérarchie extrêmement diversifiée des conditions sociales. Dans la Rome antique, nous trouvons des patriciens, des chevaliers, des plébéiens, des esclaves; au moyen âge, des seigneurs, des vassaux, des maîtres, des compagnons, des serfs et, de plus, dans presque chacune de ces classes une nouvelle hiérarchie particulière.

La société bourgeoise moderne, élevée sur les ruines de la société féodale, n'a pas aboli les antagonismes de classes. Elle n'a fait que substituer de nouvelles classes, de nouvelles conditions d'oppression, de nouvelles formes de lutte à celles d'autrefois.

Cependant, le caractère distinctif de notre époque, de l'époque de la bourgeoisie, est d'avoir simplifié les antagonismes de classes. La société entière se scinde de plus en plus en deux vastes camps ennemis, en deux grandes classes qui s'affrontent directement: la bourgeoisie et le prolétariat.

Des serfs du moyen âge naquirent les citoyens des premières communes; de cette population municipale sortirent les premiers éléments de la bourgeoisie (p. 31) . . . .

L'ancien mode d'exploitation féodal ou corporatif de l'industrie ne suffisait plus aux besoins qui croissaient sans cesse à mesure que s'ouvraient de nouveaux marchés. La manufacture prit sa place. La classe moyenne industrielle supplanta les maîtres de jurande: la division du travail entre les différentes corporations céda la place à la division du travail au sein de l'atelier même.

Mais les marchés s'agrandissaient sans cesse: les besoins croissaient toujours. La manufacture, à son tour, devint insuffisante. Alors la vapeur et la machine révolutionnèrent (p. 32) la production industrielle. La grande industrie moderne supplanta la manufacture; la classe moyenne industrielle céda la place aux millionnaires de l'industrie, aux chefs de véritables armées industrielles, aux bourgeois modernes. . . .

La bourgeoisie, nous le voyons, est elle-même le produit d'un long processus de développement, d'une série de révolutions dans le mode de production et d'échange.

Chaque étape de développement de la bourgeoisie s'accompagnait d'un progrès politique correspondant. Corps social opprimé par le despotisme féodal, association armée s'administrant elle-même dans la commune, ici république urbaine indépendante, là tiers état taillable (p. 33) et corvéable de la monarchie, puis, durant la période manufacturière, contrepoids de la noblesse dans la monarchie féodale oit absolue, pierre angulaire des grandes monarchies, la bourgeoisie, depuis l'établissement de la grande industrie et du marché, mondial, s'est finalement emparée de la souveraineté politique exclusive dans l’État représentatif moderne. Le pouvoir étatique moderne n’est qu'un comité chargé de gérer les affaires communes de la classe bourgeoise tout entière.

La bourgeoisie a joué dans l'histoire un rôle éminemment révolutionnaire.

Partout où elle a conquis le pouvoir, elle a détruit les relations féodales, patriarcales et idylliques. Tous les liens variés qui unissent l'homme féodal à ses supérieurs naturels, elle les a brisés sans pitié pour ne laisser subsister d'autre lien, entre l'homme et l'homme, que le froid intérêt, les dures exigences du «paiement ait comptant». Elle a noyé les frissons sacrés de l'extase religieuse, de l'enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste. Elle a supprimé la dignité de l'individu devenu simple valeur d'échange; aux innombrables libertés dûment garanties et si chèrement conquises, elle a substitué l'unique et impitoyable liberté de commerce. En un mot, à l'exploitation que masquaient les illusions religieuses et politiques, elle a substitué une exploitation ouverte, éhontée, directe, brutale.

La bourgeoisie a dépouillé de leur auréole toutes les activités considérées jusqu'alors, avec un saint respect, comme vénérables. Le médecin, le juriste, le prêtre, le poète, l'homme de science, elle en a fait des salariés à ses gages.

La bourgeoisie a déchiré le voile de sentimentalité touchante qui recouvrait les rapports familiaux et les a réduits à de simples rapports d'argent (p. 34) . . . .

La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production et donc les rapports de production, c'est-à-dire l'ensemble des rapports sociaux. Le maintien sans changement de l’ancien mode de production était, au contraire, pour toutes les classes industrielles antérieures, la condition première de leur existence. Ce bouleversement continuel de la production, ce constant ébranlement de toutes les conditions sociales, cette agitation et cette insécurité perpétuelles distinguent l'époque bourgeoise de toutes les précédentes. Tous les rapports sociaux stables et figés, avec leur cortège de conceptions et d'idées traditionnelles et vénérables, se dissolvent; les rapports nouvellement établis vieillissent avant d'avoir pu s'ossifier. Tout élément de hiérarchie sociale et de stabilité d'une caste s'en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané, et les hommes sont enfin forcés d'envisager leur situation sociale et leurs relations mutuelles d'un regard lucide.

Poussée par le besoin de débouchés de plus en plus larges pour ses produits, la bourgeoisie envahit le globe entier. Il lui faut s'implanter partout, mettre tout en exploitation, établir partout des relations (p. 35) . . . .

La bourgeoisie supprime de plus en plus la dispersion (p. 36) des moyens de production, de la propriété et de la population. Elle a aggloméré la population, centralisé les moyens de production et concentré la propriété dans un petit nombre de mains. La conséquence nécessaire de ces changements a été la centralisation politique. Des provinces indépendantes, tout juste fédérées entre elles, ayant des intérêts, des lois, des gouvernements, des tarifs douaniers différents, ont été regroupées en une seule nation, avec un seul gouvernement, une seule législation, un seul intérêt national de classe, derrière un seul cordon douanier (p. 37) . . . .

Les armes dont la bourgeoisie s'est servie pour abattre la féodalité se retournent aujourd'hui contre la bourgeoisie elle-même.

Mais la bourgeoisie n'a pas seulement forgé les armes qui la mettront à mort: elle a produit aussi les hommes qui manieront ces armes ‑ les ouvriers modernes, les prolétaires.

A mesure que grandit la bourgeoisie, c'est-à-dire le capital, se développe aussi le prolétariat, la classe des ouvriers modernes qui ne vivent qu'à la condition de trouver du travail et qui n’en trouvent que si leur travail accroît le capital. Ces ouvriers, contraints de se vendre au jour le jour, sont une marchandise au même titre que tout autre article de commerce; ils sont exposés, par conséquent, de la même façon à toutes les vicissitudes de la concurrence, à toutes les fluctuations du marché.

Le développement du machinisme et la division du travail, en faisant perdre au travail de l'ouvrier tout caractère d'autonomie, lui ont fait perdre tout attrait. L'ouvrier devient un simple accessoire de la machine, dont on n’exige que l'opération la plus simple, la plus monotone, la plus vite apprise. Par conséquent, les frais qu'entraîne un ouvrier se réduisent presque exclusivement au coût des moyens de subsistance nécessaires à son entretien et à la (p. 39) reproduction de son espèce. Or le prix d'une marchandise, et donc le prix du travail également, est égal à son coût de production. Donc, plus le travail devient répugnant, plus les salaires baissent. Bien plus, à mesure que se développent le machinisme et la division du travail, la masse de travail s'accroît, soit par l'augmentation des heures de travail, soit par l'augmentation du travail exigé dans un temps donné, l'accélération du mouvement des machines, etc. (p.40) . . . .

Petits industriels, petits commerçants et rentiers, petits artisans et paysans, tout l'échelon inférieur des classes moyennes de jadis, tombent dans le prolétariat; en partie parce que leur faible capital ne leur permettant pas d'employer les procédés de la grande industrie, ils succombent à la concurrence avec les grands capitalistes; d'autre part, parce que leur habileté est dépréciée par les méthodes nouvelles de production. De sorte que le prolétariat se recrute dans toutes les classes de la population (p.41) . . . .

De toutes les classes qui, à l'heure actuelle, s'opposent à la bourgeoisie, seul le prolétariat est une classe vraiment révolutionnaire. Les autres classes périclitent et disparaissent avec la grande industrie; le prolétariat, au contraire, en est le produit le plus authentique (p. 44) . . . .

Tous les mouvements ont été, jusqu'ici, accomplis par des minorités ou dans l'intérêt de minorités. Le mouvement prolétarien est le mouvement autonome de l'immense majorité dans l'intérêt de l'immense majorité. Le prolétariat, couche inférieure de la société actuelle, ne peut se mettre debout, se redresser, sans faire sauter toute la superstructure des couches qui constituent la société officielle. (p. 45) . . . .

Le but immédiat des communistes est le même que celui de tous les partis ouvriers: constitution du prolétariat en classe, renversement de la domination bourgeoise, conquête du pouvoir politique par le prolétariat . . . .

Ce qui distingue le communisme, ce n'est pas l'abolition de la propriété en général, mais l'abolition de la propriété bourgeoise.

Or, la propriété privée moderne, la propriété bourgeoise, est l'ultime et la plus parfaite expression du mode de production et d'appropriation qui repose sur des antagonismes de classe, sur l'exploitation des uns par les autres.

En ce sens, les communistes peuvent résumer leur théorie dans cette formule unique: abolition de la propriété privée (p. 48) . . .

 

Le prolétariat se servira de sa suprématie politique pour arracher peu à peu à la bourgeoisie tout capital, pour centraliser tous les instruments de production entre les mains de l’État, c’est-à-dire du prolétariat organisé en classe dominante, et pour augmenter au plus vite la masse des forces productives (p. 56) . . . .

Les différences de classes une fois disparues dans le cours du développement, toute la production étant concentrée dans les mains des individus associés, le pouvoir public perd alors son caractère politique. Le pouvoir politique, à proprement parler, est le pouvoir organisé d'une classe pour l'oppression d'une autre. Si le prolétariat, dans sa lutte contre la bourgeoisie, se constitue forcément en classe, s'il s'érige par une révolution en classe dominante et, comme classe dominante, abolit par la violence les anciens rapports de production, il abolit en même temps que ces rapports les conditions de l'antagonisme des classes, il abolit les classes en général et, par là même, sa propre domination de classe.

A la place de l'ancienne société bourgeoise, avec ses classes et ses antagonismes de classes, surgit une association dans laquelle le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous. (p. 57)